Phil aimons (10) : mise en page
Dans l'épisode précédent, j'ai déjà exposé certaines des plus belles pages de Philémon dans lesquelles Fred a montré toute sa maîtrise de cet art compliqué.
Il n'est pas question ici de rédiger un nième livre sur le sujet, lisez plutôt Scott McCloud, Will Eisner, Benoît Peeters ou l'excellent "composition de la bande dessinée" de Renaud Chavanne.
Au début des aventures de Philémon, la mise en page est très "sage". Des planches en trois bandes de une à trois cases de tailles variées qui évolueront plus tard vers des pages comportant de deux à quatre bandes. Peu "d'extravagances" à relever, tout au plus quelques cases fusionnées ou sans contours, et quelques "planches-cases" ou doubles-pages en une seule image, sortes de hors-textes lui permettant d'atteindre le nombre de pages voulu. Il alternera ensuite entre gaufrier et composition moins classique selon le rythme à donner aux aventures.
Mais cette mise en page reste au service de l'histoire : discrète quand le scénario le nécessite (notamment en début et en fin d'histoire), plus "créatives" quand les situations deviennent plus insolites, fantastiques, débridées.
C'est au tome 6 (Simbabbad de Batbad) que Fred commence à prendre des libertés plus importantes. Hormis la fameuse page dédiée au cabot susnommé, Fred joue de plus en plus avec la composition, les tailles et formes des cases, les personnages se retrouvant de plus en plus souvent à cheval sur plusieurs cases.
De même le décor se poursuit parfois d'une case à l'autre, à l'instar d'un des plus célèbres exemples tiré de "Tintin au Tibet" d'Hergé, et moult fois analysé par d'éminents spécialistes. Les personnages se déplacent sur un fond de décor fixe, horizontalement et même verticalement quand cela s'impose.
La "gouttière" est ce lieu de tous les possibles, où le lecteur se crée lui-même une image (ou un film) de ce qui se passe entre deux cases. Fred le prend à contre pied et la séparation en cases devient parfois le seul moyen de ralentir le temps sans qu'il se passe rien dans cet espace.
Fred enchaîne les idées de génie : dans "l'île des brigadiers", c'est le décor qui se déplace ! Exemple parfait de l'influence du dessin sur l'histoire, ce que Peters nomme "la mise en page créatrice".
Il arrive aussi que ce soit le décor lui même qui impose la forme et la taille des cases en les démultipliant.
Dans la courte histoire de sorcière à la fin de 'Simbabbad de Batbad', l'auteur profite de son scénario (ou l'inverse ?) pour supprimer carrément les cases ! Ce qui est également la marque de fabrique des bandes dessinées de Will Eisner.
Emporté par cet élan créateur, Fred n'échappe pas à l'attrait de la virtuosité, au désir de faire "de jolies planches". Compositions symétriques, formes improbables des cases, il passe en revue les possibles en un catalogue mis à disposition des apprentis bédéastes et étudiants en histoire de la bande dessinée.
D'autres pages m'évoquent un procédé utilisé entre autres par Winsor McCay dans son "Little Nemo" : les compositions en escalier", cases qui grandissent ou diminuent régulièrement.
Mais qu'elles aident à la lecture du récit ou n'aient qu'une (grande) valeur illustrative, elles concourent de toute façon à faire entrer le lecteur dans le monde merveilleux que Fred a inventé pour lui, pour nous. Et je ne boude pas mon plaisir.
Au prochain (et dernier ?) épisode : d'autres Fred, Fred et les autres
Phil aimons. (1)
Phil aimons (2) : les personnages principaux
Phil aimons (3) : d'autres personnages étonnants
Phil aimons (4) : où sont les femmes ?
Phil aimons (5) : le "Monde des Lettres"
Phil aimons (6) : les passages
Phil aimons (7) : des phrases toutes faites
Phil aimons (8) : jeux de mots et créations verbales
Phil aimons (9) : les codes de la bande dessinée
Phil aimons (10) : mise en page
Phil aimons (11) : d'autres Fred, Fred et les autres